10/10The Streets - A Grand don't Come for Free

/ Critique - écrit par Kassad, le 05/10/2004
Notre verdict : 10/10 - Perfect pitch (Fiche technique)

Mike Skinners est d'un certain point de vue énervant, vexant. Déjà, dans son premier album Original pirate material, il annonçait la couleur alors qu'il parlait des duels rap (à l'instar des fameux combats d'8 mile) : "I produce this using only my bare wit - Gimme a jungle a garage beat and admit defeat" ( Je produis ceci en n'utilisant que mon cerveau - Donne moi un son jungle ou Garage et admets ta défaite). Le pire est que ce gamin (24 ans) a sans doute raison. A grand don't come from free est la grosse claque que le hip-hop attendait. Il est difficile de le comparer à qui que ce soit même s'il est d'usage de citer les Audio Bully's pour le son. De même, les rappeurs "à textes" comme Eminem pourraient s'offrir un petit stage d'humilité en écoutant cette perle. Skinners est tout simplement quelques classes au dessus du reste de la masse. Encore une fois, dans Original pirate material, il promettait de pousser les choses un peu plus loin (Let's push things forward) :

I speak in communication in bold type
This AIN'T yer archetypal street sound
Scan for ultrasound North, South, East, West
And all round and then to the underground
You say that every thing sounds the same
Then you go buy them ! There's no excuses my friend
Let's push things forward

Je ne peux rien faire d'autre que d'admettre qu'il a réussi au delà de toute espérance. Une dernière remarque, avant de vous exposer pourquoi j'attribue la note parfaite à cet album (la seconde, la première était pour Debut de Björk) : il est clair que si vous ne parlez pas anglais, vous aurez du mal à saisir la substantifique moelle de ce chef-d'oeuvre.

A grand don't come for free est un roman sur l'Angleterre d'aujourd'hui, l'Angleterre des paumés du troisième millénaire, l'Angleterre de la rue. N'oubliez pas "you are listening to the streets". Quand je dis roman, c'est au sens littéral que je l'entends. L'album en entier est construit comme un roman. Le premier chapitre, la première chanson, It was supposed to be so easy, est une introduction. D'ailleurs, elle commence par des cuivres, tout comme l'annonce de la twentieth century fox avant les films. Il s'agit d'une journée où Mike descend doucement en enfer. Vous savez, ce genre de journée où tous les éléments semblent ligués contre vous, de la location vidéo qui vient de fermer devant jusqu'à la batterie de votre téléphone qui lâche au pire moment. Puis vient le second chapitre, où l'on assiste à la rencontre entre Mike et Simone. C'est la mise en place des différents protagonistes qui se poursuit dans la troisième piste. Je ne continuerai pas pour vous laisser le plaisir de découvrir par vous même la suite des aventures de Mike, Simone, Scott et Dan. La construction est sophistiquée à un point que je n'aurais jamais imaginé avant de l'entendre et me fait penser aux scénarii d'Alan Moore dans lesquels différents niveaux de lecture s'entrecroisent, finissant par créer oeuvre d'une densité incroyable.

Maintenant, si on ajoute à cette maestria dans l'architecture la finesse des textes, on commence à être pris de vertige. Ainsi, lors de sa rencontre avec Simone (Could well be in), alors qu'ils discutent dans un bar, éprouvant la difficulté de communication entre un homme et une femme qui se cherchent (tout le jeu autour du cendrier montre bien cette nervosité), il nous fait comprendre tout en finesse le dénouement : au début il lui explique combien il est important pour lui de se perdre dans une conversation avec les gens qu'il aime. Simone reçoit un appel de sa mère puis Before she put her phone down, she switched to silent, And we carried on chattin for more than that again. Le reste est à l'avenant et quelques années lumières au-dessus de ce que je pourrais rendre. Sachez simplement que d'un manteau jeté sur une chaise, il peut faire le messager qui fera s'écrouler votre monde, et que la fin vous fera sourire, j'en suis sûr. Je crois aussi pouvoir affirmer que Dry your Eyes est une des chansons de séparation parmi les plus émouvantes que je connaisse, tout comme sa manière de déclarer indirectement son amour dans Would'nt have it any other way.

Je m'aperçois que je n'ai toujours pas parlé du son, même si le "flow" de Mike Skinners reste fidèle à lui-même. A la première écoute, il semble plus homogène que dans Original Pirate Material qui partait un peu dans tous les sens. Plus de reggae ni de jungle mais un son garage un peu trafiqué par instants. Il faut savoir que techniquement c'est un album de House, puisqu'il a tout fait lui-même, chez lui, ce qui donne un air "amateur" à certaines chansons. Un album de la working-class. D'ailleurs les personnages de ses textes ne sont pas des super héros, il ne promet pas la révolution et ne prétend pas être le plus gros truand de la terre... Encore une différence de taille avec le rap made in USA. Au point de vue mélodique, Empty cans est une vraie réussite et comporte deux parties distinctes soulignant par là le texte. Une autre piste musicalement étonnante est Dry your Eyes, une sorte de sample country-garage avec des interludes de musique classique, si si je vous jure ça existe.

A grand don't come for free est à mes yeux le meilleur album depuis... Depuis je ne sais pas trop quand d'ailleurs. Je ne crois pas avoir entendu un seul titre sur un quelconque média. Je n'ai pas trop d'explications à ce sujet. Peut être est-ce l'époque qui veut cela. Nous vivons dans un monde schizophrène où les star académiciens et les best of de best of coexistent avec de purs génies. Ils sont censés faire le même métier. Pourquoi avec des mots si simples, des situations si communes, arrive-t-il à pénétrer le fond de mon âme ? Je n'ai pas trop d'explications là non plus. Je suis juste heureux de pouvoir contempler la beauté où qu'elle se trouve, que ce soit dans une fleur au milieu du désert ou bien dans un album hip-hop d'un raver londonien...