Didier Verna - Interview

/ Interview - écrit par Sylvain, le 23/10/2006

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Interview de Didier Verna

Pour la sortie de son premier album "@-quartet" en tant que leader, le guitariste et compositeur de Jazz Didier Verna nous offre une escapade musicale riche et variée, qui montre que le Jazz est sans frontière de style: des ambiances latines aux ballades, d'un tempo medium à un rappel de bop, d'un son plus électrique à un clin d'oeil au free-jazz, dans tous les cas la musique est mélodique et pourrait bien plaire au plus grand nombre... Un guitariste à suivre donc. Nous l'avons rencontré.

Krinein : Tout d'abord, comment se prononce le titre de l'album ?
Didier Verna : C'est aussi le nom du groupe. Le caractère « @ » se prononce comme dans les adresses email, c'est à dire « at ». C'est un petit clin d'oeil informatique: le titre de l'album veut simplement dire « Didier Verna en quartet ».
Mais le « @ » est aussi celui de « @coustique » (rires). Le répertoire de cette formation est en effet presque exclusivement du jazz acoustique. J'ai un autre projet derrière la tête, qui serait plutôt orienté Jazz-Rock donc plus électrique. Ce groupe s'appellerait sans doute « e-quelquechose » ...

36 ans, ce n'est pas un peu vieux pour un « premier disque », même en tant que leader ?
Je ne me pose pas ce genre de question, je fais les choses à mon rythme, quand je les sens, c'est tout; je ne suis pas quelqu'un de pressé. Cependant il y a quand même de véritables réponses à cette question.
Tout d'abord, je ne suis musicien qu'à temps partiel; ma carrière évolue donc à vitesse limitée.
Ensuite, le Jazz est une musique qui réclame beaucoup de maturité ainsi qu'une maîtrise instrumentale très solide. Il n'est donc pas rare de voir des artistes de Jazz émerger « sur le tard ».
D'autre part, je suis en général un peu trop conscient de ma valeur. J'aurais probablement pu faire ce disque il y a quelques années déjà, mais pendant très longtemps, je me suis dit: « à quoi bon faire un disque alors qu'il y a tellement de musiciens plus intéressants que moi ». C'est sûr qu'avec ce genre de raisonnement, on ne fait jamais rien ! Mais je n'y peux rien, j'ai beaucoup de mal à produire quoi que ce soit au grand jour avant que cela ne soit absolument parfait (pour moi), ce qui bien sûr n'arrive jamais !
En fait, il y a eu deux facteurs déclenchants dans la réalisation de ce projet. Le premier est une discussion avec Antoine Hervé, qui m'a dit un jour « pour réussir dans ce métier, il faut être un tout petit peu inconscient ». Il voulait dire par là que ce n'est pas en étant modeste et humble que l'on devient célèbre ! C'est logique dans le fond: si un produit n'est pas cher, on se méfie car on pense qu'il n'est pas très bon. Pour que les gens vous trouvent intéressant, il faut donc avoir juste ce qu'il faut de prétention et de confiance en soi. Le deuxième facteur est que de plus en plus de gens, en écoutant ma musique, me disaient « on reconnaît bien ton style ». À partir de ce moment là, je me suis laissé convaincre que j'avais effectivement quelque chose d'intéressant et surtout de personnel à exprimer, et que le moment était donc venu de le faire savoir...
Reste que l'humilité sera toujours quelque chose l'essentiel pour moi (dans la vie en général), et j'espère que ma musique s'en ressent.

Est-il facile de gérer deux vies professionnelles en parallèle ?
Vous voulez dire trois ? (rires) En ce moment je trouve que père de famille est un métier à part entière ! En fait, je trouve cela assez difficile. On a souvent l'impression d'être assis entre deux chaises, d'appartenir à deux communautés en même temps, mais finalement à aucune complètement. D'autre part, je trouve que le métier de chercheur et celui de musicien occupent les mêmes cases du cerveau. Il y a donc souvent conflit dans l'occupation des lieux !
D'un autre côté, j'ai fini par réaliser que ma vie n'est pas si différente de celle qu'ont certains musiciens de jazz 100% professionnels: beaucoup d'entre eux n'arrivent pas à vivre de leur musique. Ils enseignent donc également leur art (non pas que l'enseignement soit purement alimentaire !). Du coup, la seule vraie différence entre eux et moi est que leur domaine d'enseignement est aussi la musique tandis que le mien est la science. Pour le reste, être prof permet de vivre, et aussi de jouer « à perte » ...

Il y a des sonorités, des ambiances, des rythmes très différents sur ce disque. Y'a-t-il une homogénéité quelque part, un fil conducteur ?
Bonne question ! Un disque raconte une histoire, un peu comme un roman. Mais dans un livre, on s'attend à des émotions différentes : de l'amour, du calme, de la beauté, du suspens, de l'angoisse, des rebondissements. Pourquoi une histoire musicale serait-elle différente ? La platitude et la monotonie sont ennuyeuses, quel que soit leur mode d'expression. C'est d'ailleurs un travers général de la bande FM. Beaucoup d'artistes populaires ont une idée, et en font un disque entier (voire une carrière) là où il n'y aurait matière que pour un ou deux morceaux tout au plus. Quand on écoute leurs disques, on a du coup l'impression d'entendre toujours la même chose, et ce n'est pas qu'une impression.
Ce disque raconte donc une histoire, qui comme je le dis sur les notes de pochette, est celle de mon parcours musical jusqu'à aujourd'hui. C'est le fil conducteur. Comme dans un livre, il y a des ambiances très diverses, car mes influences sont multiples et très différentes, mais chaque thème est un sujet sur lequel je m'exprime avec mes mots à moi, tant le sur plan de la composition que sur celui de l'improvisation. Quel que soit le sujet, c'est donc une personnalité précise qui s'exprime, et c'est là l'homogénéité de l'album.
Et puis, il ne faut surtout pas oublier la personnalité de chacun des autres musiciens, et l'esprit qu'ils amènent à la musique. Comme je le dis également dans les notes de pochette, c'est en laissant à chacun la liberté de s'exprimer à sa manière sur mes compositions que la musique devient une oeuvre collective. C'est l'essence du Jazz.

Qu'est-ce que le Jazz ?
Vaste sujet. Il y a des gens pour qui c'est tout simplement un style de musique: le chabada de la batterie, la contrebasse qui se promène (le walking bass) etc. Il y a aussi des gens pour qui le Jazz s'est arrêté dans les années 50, et pour qui le tournant électrique de Miles Davis est une véritable hérésie. Bref, il n'y a pas vraiment de définition. Mais je vais quand même vous donner la mienne !
Le Jazz n'est pas un style de musique, mais une philosophie, une manière d'aborder toutes les musiques. Michel Petrucciani a dit un jour « le Jazz est une musique de voleur » et il avait raison ! Un musicien de Jazz est, comme un chercheur, fondamentalement curieux. Il s'intéresse à tout ce qu'il entend, et cherche à s'approprier toutes les idées en les mettant à sa propre sauce. Et cette sauce intervient dans la composition, mais aussi et surtout dans l'improvisation. L'improvisation est pour moi le facteur clé qui unifie tous les styles de musique dans le Jazz.
Ce que j'adore faire, quand on me pose la question de définir le Jazz, c'est faire écouter des morceaux bien choisis de ma propre discothèque et regarder le visage des gens se décomposer sous le poids de l'incompréhension. Je pourrais vous faire écouter Steve Coleman et vous auriez l'impression que c'est du rap; Tribal Tech, du hard rock de furieux; Pat Metheny, de la world music; et la liste est longue. Alors comment est-ce possible qu'un passionné de Jazz écoute, et a fortiori joue des choses aussi différentes ? Parce que tous ces musiciens font en fait la même chose: ils explorent la musique, quel que soit le style, comme une véritable langue vivante; ils cherchent constamment à étendre leur connaissance et leur culture à travers de nouvelles idées à exprimer, du vocabulaire nouveau à utiliser.
Il existe également deux autres aspects qui sont pour moi essentiels dans la pratique du Jazz: le goût du risque et l'aspect ludique. Être en recherche, c'est aussi être confronté à l'échec potentiel. Quand un improvisateur prend une direction nouvelle, il ne sait pas forcément où il va arriver et il peut très bien se casser la figure. Mais ce n'est pas grave; cela fait partie du jeu et le public le sait. D'autre part, non seulement l'improvisateur prend des risques, mais en plus il aime ça. Pour pouvoir explorer des idées nouvelles, il faut casser les règles établies. Un musicien de Jazz aime fondamentalement traverser en dehors des clous et s'en amuse. On a tendance à oublier que dans l'expression « jouer de la musique », il y a le verbe « jouer », dans le sens ludique du terme. Un musicien de Jazz joue de la musique autant qu'il se joue de la musique.

Il ne semble pas y avoir beaucoup de musiciens de Jazz dans le circuit de l'auto-production.
C'est exact, mais je ne crois pas qu'il y ait quoi que ce soit de spécifique au Jazz là-dedans. Je crois plutôt que le paysage de l'auto-production reflète la notoriété respective des différents styles de musique. Le Jazz a toujours été une musique un peu (trop) confidentielle.

Pourquoi avoir fait le choix de l'auto-production ?
Ce n'est pas vraiment un choix bien que cela puisse le devenir dans le futur. Pour arriver à percer dans ce métier, il y a plusieurs possibilités. La première, c'est de tomber dedans quand on est tout petit, de faire une école de Jazz ou de musique en général, ou au moins de connaître quelques personnes bien placées et de se faire remarquer. Cela aurait pu m'arriver quand j'habitais Bordeaux, mais je suis monté à paris pour mes études scientifiques et je n'y connaissais personne.
La deuxième possibilité est de débarquer un beau jour et d'aller faire le boeuf toutes les nuits dans les clubs du coin. C'est une solution envisageable à condition que l'on n'ait pas à se lever le matin, ce qui malheureusement n'a jamais été mon cas.
Au final, l'auto-production est la solution qui reste. Faire un disque avant d'être connu, c'est un peu mettre la charrue avant les boeufs, mais cela a ses avantages: vous arrivez avec un produit fini de qualité professionnelle, comme si vous étiez déjà dans le circuit depuis longtemps. Du coup, les gens vous accordent de l'attention.
L'auto-production a aussi le gros avantage de vous offrir un accès relativement bon marché à la notoriété. Dans le circuit traditionnel, on souffre de ce que les informaticiens appellent le problème du « bootstrap ». Pour pouvoir jouer facilement et faire des disques, il faut être connu. Mais pour être connu, il faut jouer et faire des disques. Songez que toutes les aides publiques aux jeunes artistes (SACEM, SDRM, ADAMI etc) imposent comme préalable d'avoir un producteur, un label, un distributeur... bref, d'être déjà dans le circuit, au point que dans le fond, on n'aurait plus besoin d'être aidé ! J'exagère un tout petit peu, mais cela donne l'idée. Au contraire, il existe des associations d'aide à l'auto-production qui vous aident à vendre vos disques en ligne par exemple. Il existe de nombreuses webradios qui sont sensibles aux artistes indépendant et qui vous programment avec plaisir. Autant de moyens alternatifs de diffusion de la musique « hors-circuit ».
Une autre chose qui me plaît dans l'auto-production est qu'elle permet de vendre la musique à un prix raisonnable. Je trouve absolument ahurissant le prix d'un disque en magasin. En évitant tous les intermédiaires qui se prennent des marges sur votre produit, vous pouvez proposer un prix de vente final bien inférieur au prix « fnac » (même vert !) tout en gagnant autant voire plus sur chaque disque vendu.
En poussant le bouchon encore plus loin, de grands artistes de Jazz, tels Steve Coleman, ont un jour décidé qu'ils gagnaient assez avec les concerts, et ont mis toute leur discographie en ligne gratuitement. J'aimerais pouvoir en faire autant un jour !

A qui conseilleriez-vous d'écouter ce disque ?
À tout le monde ! Aux amateurs de Jazz, bien sûr, mais aussi aux autres. Depuis que ce disque est sorti, de nombreuses personnes de mon entourage m'ont dit avoir été agréablement surprises, car elles s'attendaient à de la musique compliquée, hermétique, et ont finalement trouvé ça très mélodique et abordable. Pour moi, c'est une victoire.
Carla Bley a dit un jour « la musique doit être simple, complexe et naturelle ». Personnellement, je dirais que le Jazz peut être à la fois intelligent et intelligible. C'est un exercice compliqué, qui ressemble un peu à de la vulgarisation scientifique: comment parler de choses compliquées en des termes simples ? La musique doit être suffisamment riche pour être intéressante à jouer (en tout cas pour moi), sinon on s'ennuie. Un peu comme quand on est obligé d'écouter quelqu'un qui ne dit que des banalités. Mais cela ne veut pas dire pour autant que l'on ne peut s'adresser qu'à un public d'experts.
Arriver à concilier richesse et simplicité apparente est extrêmement gratifiant car dans le même temps, vous faites plaisir aux connaisseurs et vous plaisez à un public plus large... avec l'espoir fou de convertir ce public définitivement bien sûr !